Mémoire d’une chronique stygianopolitaine

 

Jules Potier

Joachim Patinier, La Traversée du Styx, 1520-1524, Musée du Prado, Madrid.

S’il est déjà bien difficile de distinguer une ombre, devenue transparente dès lors qu’elle a franchi la borne de la vie, a fortiori l’est-ce au milieu d’une foule d’ombres. Celle dont je parle ne passe pas en courant comme la torma chez Dante mais se presse aux portes de notre mémoire en étouffant un singulier petit personnage, « l’oeil coquin et faunesque », point venu malgré son air de clergyman prêcher les ombres qui ne souhaitent désormais que se chauffer au soleil : c’est l’auteur (méconnu comme tel) d’une chronique stygianopolitaine où l’on entrait dans le quotidien pittoresque des morts de notre histoire littéraire. Ironie du sort : il n’y eut qu’un seul exemplaire de cette fameuse chronique que l’on sourirait bien de poursuivre désormais sans attendre quatre ans qu’elle en fête cent cinquante.

C’est en effet agité par cette idée que je traversais la rue Rhadamante quittée il y a quelques années, c’est-à-dire il y a quelques instants, par ledit chroniqueur, lorsque je l’aperçois justement pouffant sous son tuyau de poêle en effleurant l’air de rien – de fait, n’étant plus même poussière… – un réverbère pâlissant. « Vous avez bien fait de traverser, me dit-il alors que je le rattrape, il est ridicule de souhaiter entrer par ici en restant au milieu du chemin, les conducteurs sont des bêtes fauves qui vous happeraient sans tressaillir. Vous aurez du reste bien de la peine à comprendre ces gens-là, regardez-les. » On voit en effet Villon faire un pied de nez à Boileau qui voulait lui réciter une ode dont il est persuadé qu’elle rend tout le monde plus aimable (le régisseur du vers s’en trouve quitte pour jeter ailleurs son harpon éthique). Verlaine a de nouveau fini au violon hier soir ; il réclame d’être transféré à l’hôpital, il aurait pris froid dans un parc désert… Tristan Corbière l’accompagnait mais personne n’a rien compris à son charabia ; il était d’ailleurs moins éloquent bien que Verlaine le soutînt. Et si Plotin, son cothurne de détention, lui répète qu’il n’est plus de prison aucune maintenant qu’ils ne sont plus dans la chair et veut absolument lui faire décrire encore Sagesse, seul recueil qu’il ait jamais accepté de lire, l’ancien prince des poètes n’en envie pas moins encore Poussin qui a pu quant à lui accéder à l’hospice en présentant une vilaine fracture au tibia qui ne s’arrangeait pas, après avoir trébuché dans son jardin contre une sotte pierre gravée par une égocentrique.

Il suivait pourtant un conseil de Voltaire, lequel n’en finit pas actuellement de débattre avec Sarah Bernhardt qui refuse de dire une seule des bêtes tirades de Zaïre et n’attend qu’une occasion de s’éclipser poursuivre son concours de postures serpentines avec Barbara ; le philosophe prend à témoin Greuze qui s’est arrêté là, croquant ses yeux globuleux pour je ne sais quelle nouvelle scène d’un genre tumultueux. Je n’ai pas entendu le fin mot de cette conversation quelque peu capricante car Jean de Léry s’en est mêlé et comme il ne parle que par proverbes il a brouillé la chute – elle avait d’ailleurs l’allure d’une de ces queues de poisson imaginaire que ce pasteur mal pasteurisé raconte partout avoir vu en Amérique. Calvin lui a bien expliqué que c’était ridicule mais toutes ses paraboles n’y font rien, Léry est enfermé dans ses protestations et n’écoute pas même son maître. Tout étourdi par cette cohue, je laisse à ma droite David, qui retouche ses Sabines après avoir entendu Prévert lui dépeindre en trois syllabes un épisode du métro parisien, puis à ma gauche Bossuet, cette fois mutique puisqu’il ne s’exprime que par périodes et qu’il a déjà relu soixante-dix fois sept fois ses oraisons.

Je saute donc sur le trottoir mitoyen, bousculant quelque peu Bonaventure qui cherche à expliquer au portier les cinq sens d’une trouvaille qu’il a faite : celle d’une épine dans sa chaire qui pourrait bien être issue d’une certaine couronne, ce qui d’ailleurs tombe bien puisqu’on restaure en ce moment à la cathédrale… Le portier, qui n’entend rien aux soupes populaires du clergé, reste de marbre, et Phidias s’en lamente. – Quel parcours vivrait-on ! m’écriai-je, si l’on voulait entendre encore chacune de ces voix vociférantes comme un requiem de Mozart ou plaintive comme une jeune fille de Schubert. Elles sont bien mieux ici bas que par chez nous. Léo Ferré est d’ailleurs aux anges, si l’on peut dire, en ce lieu où n’ayant plus de temps, il en a éternellement et peut librement le passer. De bonheur, il en insulte vertement celui qui vient par devant lui : par hasard, c’est son pote Rimbaud qui lui non plus n’a pas sa langue dans sa poche et lui décoche en retour un bras d’honneur tout en arabesque dont aurait pâli cet autre grand verveux que fut Barbey d’Aurevilly. 

Et voilà Richepin qui demande encore l’aumône (Genet lui a secoué son pichet), cette fois à ce grand pingre – l’eût-on cru ! – de Watteau qui, contrairement à ce qu’en dirent les Goncourt, n’a rien de l’émacié Pierrot et se contrefiche absolument des atermoiements mélancoliques de ce René de caniveau. Cette grande vierge folle de peintre hausse donc les épaules et continue à chercher les poux dans sa perruque que lui disputaient il y a un instant ces deux vieux farceurs de collectionneurs, Edmond et Jules, désormais occupés à courtiser un des modèles de La Mort de Sardanapale – ils n’ont toujours pas trouvé pour leur futur article à quel morceau de viande correspondait le losange rosé à la diable fleurissant la cheville péremptoire de ce joli meublé rocaille, perdu dans cet exotisme effarouchant et détraqué…

Joachim Patinier,  Le repas de cinq mille personnes

Au coeur de ce fuligineux vertige de personnages, mon guide n’était jamais loin, gloussant ici, soupirant là, content d’afficher à la barbe de l’un ou l’autre de ses compatriotes souterrains une des expressions pantomimiques dont son style fit la réclame. Sachant qu’il me faudra un jour repartir en surface, il me glisse doucement l’idée de quêter le plus petit recoin d’art requérant une lecture pour en raconter la tournure, l’éclat, l’ironie, la grimace ou la langueur. Point dupe que cette suggestion me servît d’artifice pour ouvrir une série d’études autour du beau qui nous fait vivre, il me permettait ainsi de faire de ce premier papier un prélude aux bulles successives de cet étrange projet dont j’oublie toute idée d’intérêt pour lui préférer le geste amical d’un passe-temps dominical : oui, c’est à ce rêve d’art, et à ses bourgeonnants et fiévreux écarts, que voudra s’atteler cette chronique.

Au coeur de ce fuligineux vertige de personnages, mon guide n’était jamais loin, gloussant ici, soupirant là, content d’afficher à la barbe de l’un ou l’autre de ses compatriotes souterrains une des expressions pantomimiques dont son style fit la réclame. Sachant qu’il me faudra un jour repartir en surface, il me glisse doucement l’idée de quêter le plus petit recoin d’art requérant une lecture pour en raconter la tournure, l’éclat, l’ironie, la grimace ou la langueur. Point dupe que cette suggestion me servît d’artifice pour ouvrir une série d’études autour du beau qui nous fait vivre, il me permettait ainsi de faire de ce premier papier un prélude aux bulles successives de cet étrange projet dont j’oublie toute idée d’intérêt pour lui préférer le geste amical d’un passe-temps dominical : oui, c’est à ce rêve d’art, et à ses bourgeonnants et fiévreux écarts, que voudra s’atteler cette chronique.