Llorando

Requiem pour un rêveur

par Louis Lopparelli

Des seize raisons pour lesquelles j’aimais David Lynch, pour lesquelles j’étais amoureux de lui, je n’en évoquerai ici qu’une seule : sa topographie. L’univers n’est pas l’extension d’une plate omnipotence, cet univers des monothéismes où Dieu bruisse partout de la même manière, avec la même intimité, ni ce périmètre bien quadrillé que satellites et ondes électromagnétiques recouvrent de part en part de leur puissance, comme le monde dans lequel nous vivons, dont tous les points connectés annulent la géographie différentielle. Dans le cinéma de Lynch, il existe des points culminants, des repères de féerie, des lieux magiquement chargés, desquels se dégage un champ magnétique déclinant quand on s’en éloigne. Le Mal vient de quelque part, il barbote dans quelque cratère, de là il postillonne ses radiations. Le Bien scintille dans un coin du ciel, clignote comme une enseigne fêlée, mais sa chaleur se disperse si on s’en éloigne trop. Voilà l’univers que j’aimais chez David Lynch, un univers animiste qu’aucune surpuissance ne quadrille, mais où se lorgnent des dieux locaux, le Dream Man, le Géant, Dick Laurent, l’Homme Mystère, l’homme à la manivelle, des dieux enracinés, un univers où toutes les instances abstraites de nos rêves, de nos cauchemars, de notre métaphysique, ont un lieu, un territoire. 

Dans un radiateur vit la femme-hamster, de l’autre côté de la frontière avec le Canada, sur une petite île à la Böcklin, vit la tenancière héroïnomane du Jack-n’a-qu’un-œil, dans une cabane en bois au milieu du désert vit le Mystery Man, et dans l’arrière-cour du petit diner vit le terrifiant clochard au visage calciné. Quant à Judy, le Mal absolu, elle est là, au plafond du salon des Palmer, derrière le ventilateur. Entre ces lieux culminants, en revanche, tous les lieux quotidiens vacillent dans l’incertitude. Le mal venu de la mauvaise étoile ou du fond des bois se glisse sous les tapis, sous le papier-peint de la maison familiale, sous la couette de l’enfant, sous les baisers du père de famille. Et par ces canaux il bave ses poisons discrets : l’inceste, la pornographie et la drogue. Entre ces lieux magiquement chargés toute la géographie familière du monde voit ses évidences se déliter. 

Je crois que David Lynch est manichéen, mais que ce qu’il montre de notre monde, du monde quotidien, compris entre les pôles du Bien et du Mal, ne l’est pas. Aucune petite maison, aucun lycée, aucun commissariat, aucun diner, aucun studio hollywoodien, aucun lupanar, ne peut prétendre être totalement englouti par l’enfer ou enveloppé par l’aile de l’ange. En revanche, quelque part, dans un coin précis du ciel, grésille une force absolument bienveillante, et quelque part, dans un coin précis des bois, bouillonne une force absolument maléfique. 

Je crois que David Lynch est manichéen, mais que ce qu’il montre de notre monde, du monde quotidien, compris entre les pôles du Bien et du Mal, ne l’est pas. Aucune petite maison, aucun lycée, aucun commissariat, aucun diner, aucun studio hollywoodien, aucun lupanar, ne peut prétendre être totalement englouti par l’enfer ou enveloppé par l’aile de l’ange. En revanche, quelque part, dans un coin précis du ciel, grésille une force absolument bienveillante, et quelque part, dans un coin précis des bois, bouillonne une force absolument maléfique.

Il faut donc toujours lever le camp, quitter la maison, le diner, le camping-car, le bungalow, qui ne sont que des bivouacs dans l’immense plaine du doute, pour retourner à la source, à la source du mal, sous le Sycomore, à la source du Bien, derrière ce petit nuage où se cache la fée. Si Dieu est omniscient, alors il n’y a plus à bouger, on peut le rejoindre par une prière stationnante qui ne nous coûte rien. Non, il faut commencer une quête, il faut se déplacer. Le monde n’est pas uniforme, les lieux ne se valent pas, il ne faut pas percer le voile des apparences pour rejoindre à moindres frais une réalité nouménale, mais voyager à l’intérieur des limbes jusqu’à une destination précise, tâtonner pour chercher le chaudron de la sorcière où pincer l’aile de l’ange. Voilà ce qu’une fiction peut montrer de plus sublime : une jeune femme ou un détective, qui s’arrache à l’ambiguïté familière du monde pour jeter son baluchon sur son épaule et marcher vers la Source, vers la Source du Mal, vers la Source du Bien. Dans Twin Peaks, une fois que l’identité du meurtrier de Laura Palmer a été découverte, le vrai mystère est d’ordre géographique. Le Mal a été identifié, mais il a fui, il s’est tapi dans son antre. Le mystère ultime consiste à trouver ce repaire, après la question « qui », il faut répondre à la question fondamentale : « où » ? Il faut rétablir le pèlerinage pour dégotter le saint local et le safari pour coincer l’esprit frappeur. 

Et quand nous y serons entrés, dans le cratère du Mal, qu’y trouverons-nous ? Un être agonisant, toujours, un être à l’agonie. Quand Frank, dans Blue Velvet, viole Dorothy, il porte un masque respiratoire. Il est évident que, dans Mulholland Drive, les émanations du Mal proviennent de ce bungalow où Diane Selwyn se contorsionne de souffrance. Toujours dans Mulholland Drive, le clochard de l’arrière-cour, cœur battant du cauchemar, est un grand brûlé. Le Diable respire mal, il suffoque, son souffle est rauque. Le Mal absolu existe, mais il coïncide avec la Souffrance absolue. Faut-il donc en revenir à une théodicée ? Le Mal ne serait que l’effet de la souffrance de ceux qui se sont éloignés de Dieu ? Je crois que Lynch était bien plus pessimiste que cela. Car ce mal là est cyclique, la souffrance qu’il engendre se confond avec celle qu’il commet. Il souffre d’autant plus qu’il nuit et nuit d’autant plus qu’il souffre, c’est un cercle vicieux qui s’engendre lui-même. Et Dieu n’a rien à voir là-dedans.

Ainsi, ces derniers jours, ce fut à David Lynch d’agoniser. Je l’ai senti. Comment ? Dans mes rêves bien entendu. Ces dernières nuits, ils devinrent plus tortueux, ils durèrent des années, peut-être des siècles. Le peuple des rêves, sentant que son pape rendait son dernier souffle, mit toutes ses forces au service du ralentissement du temps. Me tordant dans mes draps, je ne parvenais pas à me réveiller, cela durait, durait toujours. La corde fut tirée jusqu’à ses extrêmes limites avant de céder. Oh, David Lynch, crachas-tu pendant ces dernières heures quelques-unes de ces imprécations méphitiques que vomissent chez toi tous les mourants ? Sûrement. L’homme n’était pas un saint. C’était un dieu. Et comme tous les dieux, il était violent, pervers, jaloux.

Ainsi, ces derniers jours, ce fut à David Lynch d’agoniser. Je l’ai senti. Comment ? Dans mes rêves bien entendu. Ces dernières nuits, ils devinrent plus tortueux, ils durèrent des années, peut-être des siècles. Le peuple des rêves, sentant que son pape rendait son dernier souffle, mit toutes ses forces au service du ralentissement du temps. Me tordant dans mes draps, je ne parvenais pas à me réveiller, cela durait, durait toujours. La corde fut tirée jusqu’à ses extrêmes limites avant de céder. Oh, David Lynch, crachas-tu pendant ces dernières heures quelques-unes de ces imprécations méphitiques que vomissent chez toi tous les mourants ? Sûrement. L’homme n’était pas un saint. C’était un dieu. Et comme tous les dieux, il était violent, pervers, jaloux.

Regardons son cinéma, on y trouve de la spiritualité et de l’espoir, c’est vrai, mais surtout beaucoup de pornographie, de la pornographie en VHS, en stop motion, de la pornographie par marionnettes interposées, de la pornographie en Cinémascope et en Technicolor. Cette pornographie dont notre vie publique et notre vie privée ne sont que les vestibules et dont la pellicule défile au plus profond de nous-mêmes, cette pornographie dans laquelle nous nous replions tous en secret.

Lynch, c’est le cinéaste qui a toujours laissé crépiter le continent cinématographique secret, le continent noir, derrière le continent étoilé des studios et des tapis rouges. Ce continent, c’est celui du cinéma pornographique, l’océan dans lequel le cinéma surnage comme un îlot, comme YouTube surnage à la surface de You Porn. Assurément, beaucoup de succubes et d’incubes s’invitèrent sous son linceul. 

A quoi ressembla cette mort ? Voilà ce qui m’obsède. Vit-il se pencher sur lui le gentil géant, l’entendit-il marmonner sa nouvelle charade ? Dans les replis moites de son lit de mort, frôla-t-il du bout des doigts le cadavre froid et palpitant d’une starlette morte ? Derrière les siens qui le pleuraient, aperçut-il son double grimaçant, ricanant, mastiquant un chewing-gum de celluloïd ? Je pense qu’il vit tout cela, et bien d’autres spectres encore. Et alors que ses paupières se fermaient et qu’il rendait son dernier souffle, son âme se détacha tranquillement de lui, avec la concentration calme des héros, il jeta son balluchon sur son épaule puis fit un signe de tête à son double.

Ce dernier leva lentement, dans un coin de sa chambre, un rideau de velours rouge que personne n’avait jamais remarqué, mais qui s’y trouvait depuis le début et Lynch le suivit, escorté du géant, de la starlette mort, du Dream Man, de Philip Jeffries et de Bob. Ils traversèrent une forêt de champignons géants, augustes et solennels, où grésillaient des téléviseurs éventrés, où des enfants arabes couverts de cendre tendaient vers leur cortège leurs écuelles rouillées, ils cheminèrent ainsi jusqu’au grand Sycomore. Lynch leva les yeux et vit dans le bruissement des branches mélancoliques s’écarter le rideau de la Black Lodge. 

Maintenant, nous sommes absolument seuls.▪

Maintenant, nous sommes absolument seuls.▪