CIVILISATION

Même l’intellectuel le mieux barricadé dans son bureau, celui qui brandit la Critique comme un vade retro contre quiconque tenterait de l’en sortir, n’a pu manquer de remarquer le retour en force du concept de civilisation dans les discours jetés en place publique.

Ce n’est pas, en tout cas, parmi les publications académiques des dernières décennies que l’adepte du tout-civilisationnel trouvera de quoi se sustenter. Au mieux rencontrera-t-il quelques “Cours de Civilisation” au sein des cursus de langues dispensés dans nos universités. Dès les années 1980, Raymond Aron, cité par Fernand Braudel dans son introduction à la Grammaire des Civilisations, faisait le constat suivant : “Nous sommes à une phase, où nous découvrons à la fois la vérité relative du concept de civilisation et le dépassement nécessaire de ce concept.” Ces dernières années, la civilisation a pourtant connu un regain d’intérêt parmi certains politologues, essayistes et autres faussaires de la pensée, depuis la publication de l’ouvrage The Clash of Civilizations and the remaking of world order. La controverse est bien connue. En 1996, le politologue Samuel Huntington publie cet ouvrage comme une réponse faite à Fukuyama et à sa “fin de l’histoire”. Huntington y prophétise un combat mortel, inévitable, entre les civilisations. Il reconduit une opposition irréductible entre le soi de la civilisation occidentale et un autrui inenvisageable. Les faiblesses de l’ouvrage ont été largement analysées, notamment par Edward Saïd dans une conférence magistrale donnée en 1997, et il ne s’agit pas ici d’en retracer la généalogie. Outre les faiblesses méthodologiques, Huntington affirmait, contre toute évidence historique, l’hétérogénéité des huit ensembles civilisationnels que le chercheur avait pris le soin de découper à gros traits sur une carte, niant par-là même les échanges les plus évidents entre sociétés, ne serait-ce que capitalistes. Si le clash Huntington n’a pas survécu à l’examen d’une pensée construite, et s’il n’a fait de remous que dans les égarements de la pensée, la « civilisation » demeure, attirante, mythifiante, impensée. Comment comprendre cet engouement ?

Comme l’indique Claude Lévi-Strauss, la civilisation n’est pas seulement un objet pour l’histoire, elle est un regard porté sur le passé, un cadre d’intelligibilité des faits humains. Concept omnivore, pantagruélique, la civilisation désigne tout à la fois pour Fernand Braudel espaces, économies, mentalités collectives et sociétés. Elle est cette continuité qui ne s’éprouve que dans le temps long de l’histoire. Elle est le substrat de l’humanité, ce qui subsiste malgré l’événement, la catégorie pertinente pour penser la sédimentation des faits humains dans le sol de l’histoire. Bref, un concept si

large qu’on peut légitimement en questionner la portée heuristique, et que l’on oppose traditionnellement à la notion de société. Et c’est dans cette opposition que le bât blesse, car, refuser le concept de société, c’est anéantir les opérations de contextualisation qu’il porte. En effet, l’articulation entre la structure – la civilisation – et les événements n’est pas très claire et on ne sait en quoi la civilisation demeure opératoire pour la pensée. Dans un entretien donné à Lutz Raphael, “Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et en France”, Bourdieu dit de la civilisation qu’elle fait partie de ces “vastes processus mal définis” producteurs de “généralités verbeuses”.

Il fallait donc, dans ce brouhaha civilisationnel – non réhabiliter le concept ni le réinvestir – mais plutôt procéder à des opérations de contextualisation, identifier les espaces dans lesquels la civilisation s’est déployée, les champs épistémologiques qui en ont fait usage. Et quoi de mieux, alors, que d’entrer en Civilisation par un article qui en retrace la genèse, depuis les mythes grecs, ces “histoires agrandies”, selon les mots de Paul Veyne, jusqu’à la modernité ?

Eva Bitton, EHESS